Au pied du bidonville, des eaux stagnantes semblent s’être échappées de la rivière Buriganga. Toutes sortes de paillotes et de cabanons miséreux s’écrasent les uns sur les autres, le long d’une route poussiéreuse et cahoteuse. Comme dans une véritable fourmilière, chacun s’active, de petits étals et des échoppes de thé ont poussé ici et là. …Haribaraj est un microcosme au sein de Dacca, la surpeuplée, la polluée.
Au centre de cet imbroglio, la cahute de Mintu et Kohinud se remplit très vite de voisins curieux. On se serre, on se pousse, certains se faufilent entre le lit et une étagère bricolée, d’autres s’asseyent sur le plancher de bambous.
Les têtes curieuses de ceux qui n’ont pu entrer se glissent dans l’embrasure de la porte, tandis que les derniers arrivés soulèvent le volet pour épier, attraper quelques mots d’une histoire connue et partagée. « Nous venons de Balo, dans le sud du pays. Cinq fois l’érosion des terres ( par le fleuve Jamuna) nous a fait perdre notre maison, quand nous n’avons plus eu nulle part où aller nous sommes venus ici, à Dacca. Mais, ici, la situation est terrible. Le plus difficile c’est d’avoir de l’eau potable, comme elle est trop chère, nous buvons cette eau-là ! »
Mintu désigne l’eau dans laquelle nage une montagne d’ordures rejetées par les habitants du bidonville ; une mousse brune stagne à la surface et une odeur putride s’en élève. Peut-on seulement s’habituer à boire cette eau-là ? Ecrasés par la chaleur, des enfants en font fi et y barbotent joyeusement. Deux hommes, parés de leurs longis et enfoncés dans l’eau jusque la taille, les observent avec bienveillance, tout en entreprenant consciencieusement leur toilette.
A dix mètres de là, un petit groupe de femmes accroupis au bord l’eau, saris entortillés autour des genoux, plongent des casseroles grasses dans l’eau, les frottent, avant de les replonger dans l’eau brune. Une dernière apporte son linge dans un panier calé sur sa hanche, jette sa lessive à l’eau, la fait claquer dans l’air et l’abat de nouveau dans l’eau stagnante. Une petite fille trop pressée pour rejoindre le cabinet construit sur pilotis et suspendu au-dessus de l’eau, néglige toute pudeur et entreprends de retrousser sa jupe pour uriner dans l’eau.
Toute la communauté vit autour de cette eau stagnante, et plus tristement encore, dépend de cette eau malade. « Vous faites bouillir cette eau avant de la boire ? – Oh, le bois est trop cher, on le garde uniquement pour cuisiner. »
Mintu se veut rassurant, « mais on utilise des pilules pour « nettoyer » l’eau », il envoie sa femme chercher des pilules de décontamination microbiologique… Quelques minutes se sont écoulées lorsque celle-ci revient l’air contrit » Nous n’en avons plus… ».
Dacca attire chaque année entre 300 000 à 400 000 nouveaux arrivants, cette urbanisation galopante a été amorcée dans les années 80, depuis le flux est constant et les récents désastres climatiques n’ont fait qu’accélérer le phénomène. Des hommes, des femmes et des familles arrivent des zones rurales pour y trouver du travail, donner une éducation à leurs enfants, fuir les désastres écologiques et environnementaux, dénicher un nouvel endroit pour vivre après la perte de leurs terres…
Ces personnes sans aucune qualification espèrent obtenir de petits boulots comme conducteurs de rickshaws, comme concasseurs de briques ou dans la construction. Pour les femmes, ce sera surtout le rêve de décrocher un emploi dans une des nombreuses usines de textile… Dacca attire, mais la réalité a vite fait de les bousculer. Dans une ville qui a grandi beaucoup trop vite, sans aucune politique d’urbanisation, les seules possibilités de logement restent les bidonvilles, et même ceux-ci arrivent à saturation.
Alors que la densité de la population du Bangladesh est la plus forte au monde, avec plus de 1000 habitants au km carré, dans ces bidonvilles, elle atteint des records encore plus vertigineux. Aujourd’hui, environ 4 millions de personnes vivent dans les bidonvilles de la capitale auxquels il faut ajouter les 1.5 millions de personnes vivant dans la rue. Car ne nous y trompons pas, malgré la misère et l’insécurité, les bidonvilles deviennent les lieux d’accueil privilégiés de ces populations de l’exode rural, tandis que pour les moins chanceux et les plus pauvres ne restent que la rue, les gares et tout ce qui peut ressembler à un abri à la tombée de la nuit. Boire l’eau putride des bidonvilles devient ainsi un luxe peu accessible à tous ces nouveaux citadins.
Mostefa Qaium de la Coalition en faveur de la pauvreté urbaine accuse l’incurie du gouvernement « Il est très conscient de la situation, mais si l’une des priorités du gouvernement est officiellement d’éradiquer la pauvreté, dans la pratique, aucune action ne va en ce sens. Au lieu d’éliminer la pauvreté, ils éliminent les pauvres en les expropriant, mais cela ne fait alors que déplacer le problème. »
Les expropriations ont en effet déplacé le problème : désormais 3/4 des habitants des bidonvilles vivent sur des terres privées. Loger ces nouveaux arrivants est devenu un véritable commerce pour des propriétaires de terrains vierges peu scrupuleux qui ont flairé l’affaire et ont fait construire des cabanes plus que sommaires pour des loyers indécents, alors que 80 % des personnes vivant dans les bidonvilles ont des revenus inférieurs au seuil minimum de pauvreté. Sans accès à l’eau potable, sans électricité, inondés par les eaux sous la mousson, sans système d’évacuation des eaux usées, les conditions de vie y sont intolérables et les maladies digestives tout comme celles liées à l’hygiène sont pléthores. « L’absence de politique d’urbanisation du gouvernement tient aussi au fait que le gouvernement craint que cela constitue un facteur supplémentaire d’attraction » ajoute Mostefa Qaium.
Ces zones de non-droit font le bonheur de mafias locales qui se sont notamment arrogées la vente de l’eau à des prix prohibitifs. Pour ceux qui ne peuvent se le permettre reste les eaux usées. L’un des grands paradoxes du Bangladesh, un pays constamment sous les eaux est qu’un quart de la population n’a pas accès à l’eau potable.
Le Bangladesh figure sur la liste des pays les moins développés ; forte densité de population, très faible taux d’alphabétisation, paupérisation élevée sont autant de paramètres venant illustrer la situation critique du pays. Les désastres environnementaux et climatiques dont la violence et la fréquence vont en s’accélérant, amplifient la vulnérabilité d’une population négligée par ses dirigeants et qui espère trouver le salut dans la capitale.
Fin novembre, les négociations en vue d’un accord global sur le climat se poursuivront à Cancun. Y seront notamment discutées les estimations selon lesquelles 200 millions de personnes deviendraient des migrants climatiques d’ici 2050. Rien qu’au Bangladesh, près d’un million de personnes ont dû quitter leurs foyers à la suite des désastres naturels. Faute de moyens, beaucoup n’ont que comme seule solution de rejoindre les grandes villes. Mais jusqu’où les zones urbaines de ce si petit pays pourront-elles absorber ces flux ?
Reportage réalisé avec le soutien de la fondation du Roi Baudouin.