Yasmina Hamlawi

Les nomades du fleuve Jamuna

 

En survolant le Bangladesh, on ne peut qu’être saisi par la surabondance des eaux, elles dominent l’ensemble de ce petit territoire qui s’étend sur 144 000 km carré, soit un quart de la France.

Il semble difficile d’emprunter les voies terrestres tant ici ou là les routes sont coupées par les eaux brumeuses des rivières et des fleuves débordant de leurs lits, villages et fragments de terres en émergeant tels des confettis. Lorsque l’avion amorce sa descente, il semble vouloir plonger dans ces eaux, puis avec adresse, s’ajuste sur une langue de bitume rescapée.

 

l'après aïla

 

 

Les deux grands fleuves de l’Himalaya, le  Padmâ  ( Gange pour l’Inde ) et le Jamuna ( Brahmapoutre) se rejoignent au Bangladesh pour former le Meghna. Gonflés des neiges fondues, ils traversent le pays en une multitude de bras avant de se jeter dans le golfe du Bengale. Les moussons et les crues font ainsi partie du quotidien des bangladais, elles rythment leur vie et sont attendues pour fertiliser les terres, arroser les récoltes, un aspect non négligeable pour un pays dont 65 % du territoire est dédié à l’agriculture.

Seulement, le dérèglement climatique observé ces dernières décennies a, selon Atiq Rahman, expert en climatologie, « bouleversé le fragile équilibre du plus grand delta de la planète, l’impact sur l’homme et l’environnement est sans précédent» avec pour effets des moussons plus violentes, des inondations soudaines ne répondant plus aux cycles habituels, des cyclones de plus en plus fréquents…

L’une des communautés les plus fragilisées sont les Charer Manush –les gens des îles en bengla-. Des centaines de chars – îles – sont essaimés le long du cours du Jamuna, près de 250 000Charer Manush y sont installés rien que dans le nord du pays, vivant essentiellement de la culture du jute poussant à profusion dans cet environnement singulier.

Constitués principalement de sable et de limon, les îlots se forment au gré des courants et des moussons. Alors que des crues en engloutissent certaines, les limons charriés par les eaux s’amoncellent plus loin pour former de nouveaux chars.

Les Charers Manush se sont accordés au rythme du Jamuna, ils en connaissent les secrets et les signes. Lorsque le danger s’annonce proche, ils rassemblent leurs bétails et leurs maigres biens pour s’installer sur un nouvel îlot, voyageant ainsi de char en char, ils sont souvent désignés comme les nomades des îles. La faible durée de vie d’un char, en moyenne une dizaine d’années, ne leur laisse que peu l’occasion de faire fructifier cette terre fertile.

 

A partir de Sirajganj dans le nord ouest du pays, sur les flancs du fleuve Jamuna, il faut compter une heure et demie à bord d’une barque de pêcheur pour rejoindre, perdu au milieu des eaux du fleuve, le char de Khashrajbari. Récemment, près d’un kilomètre carré de l’îlot a été englouti par une violente crue emportant avec lui le village d’Udaan Mewa-Khola et poussant ses habitants a trouver refuge dans l’un des dix sept autres villages du char.

Aujourd’hui, se tient le Conseil des villages de l’îlot – Union Parishad -, femmes et hommes dissertent du changement climatique. La pluie se fait attendre et outre la sécheresse qui atteint les récoltes, ils craignent une crue aussi tardive que brutale qui anéantirait les maigres récoltes et emporterait les terres. Un des hommes de l’assemblée se lève : « Tout est déréglé, les saisons n’existent plus, il est difficile pour nous de nous adapter et de savoir quand on doit planter. Même les pluies sont différentes, c’est la mousson et alors que les pluies devraient durer 4 à 5 heures, elles ne durent plus qu’une demi-heure.» Les Charer Manush ont désormais du mal à déchiffrer le langage du fleuve.

A la question s’il ne serait pas préférable de partir vers un lieu plus clément, le Chairman – équivalent d’un Bourgmestre local- s’interpose vivement : « Nous vivons dans cette région depuis des milliers d’années, il est hors de question pour nous de quitter les chars, nous préférons nous battre pour continuer à vivre ici. » L’assemblée garde le silence. L’exode a déjà commencé : la plupart des hommes ont quitté les villages pour rejoindre les villes voisines ou même Dacca, la capitale, afin d’y trouver de petits boulots dans la construction ou en tant que conducteurs de rickshaws afin de compléter leurs maigres revenus. Sur les chars, les femmes restent seules livrées à elles-mêmes avec leurs enfants, cultures et bétail…Elles ne retrouveront leurs maris qu’à la saison des récoltes, lorsqu’ils viendront apporter leur force manuelle. Semi exode rural, migration saisonnière ? Difficile de nommer un phénomène ayant des origines mêlées : pauvreté, exclusion, dérèglement climatique, érosion des terres…

Pour Seema Gaikwad de Care  Bangladesh, une organisation non gouvernementale développant un programme d’aide nutritionnelle : « Dans certaines régions, la situation est très proche d’une famine et des familles entières ont aussi commencé à migrer. Les facteurs sont multiples, mais la dégradation environnementale joue un rôle certain.»

Certains partent, d’autres résistent. Plus haut dans le nord, dans l’Union Parishad d’Uria, 150 à 200 familles sont envahies par les eaux. Après vingt jours sous les eaux, les villageois, se refusant à tout quitter, ont décidé de reconstruire et de solidifier les maisons bien que le niveau de l’eau stagne à hauteur de genou. Mohammed Akkasuddin Aka en fait parti : «  Depuis que je suis enfant, j’ai quitté huit fois ma maison, une fois après avoir perdu mes arbres de papayes, j’ai voulu mourir et puis j’ai fini par m’habituer, c’est ainsi. » Désormais, Mohammed garde toujours hors d’atteinte des crues des graines de courge, au cas où il faudrait à nouveau tout recommencer. Il est aussi devenu volontaire du programme d’Alerte : en cas de désastre, détenteur d’un des rares téléphones portables, il reçoit les messages d’alerte du Centre d’information environnementale et géographique de Dacca et aide à évacuer les personnes les plus exposées vers une plaine de sécurité surélevée. Les initiatives sont pléthores et selon Care « si le Bangladesh existe encore, malgré toutes les catastrophes, c’est en raison du fort sentiment communautaire et de la solidarité entre les gens, sinon tout le monde aurait migré à l’étranger. »

Le mari de Lata a rejoint Dacca pour travailler dans un hôtel, elle est restée seule pour élever leurs trois enfants avec des rêves plein la tête d’un meilleur avenir pour eux: «  médecin, ingénieur et professeur », elle a déjà choisi les professions et a mis de côté des boucles en or durement gagné pour leur garantir une éducation. Reste que le gouvernement rechigne à installer des écoles secondaires sur les chars, l’environnement aléatoire et l’agenda politique ne font pas des habitants des îles intérieures une priorité du gouvernement. Communauté marginalisée, les Charer Manush accusent une pauvreté et un taux de malnutrition infantile – 55 % –  plus sévères que dans le reste du pays. Les autres femmes du village se moquent gentiment de Lata et de ses rêves fous, selon elles, les enfants de Lata, comme les autres, continueront à passer de char en char et n’échapperont pas à la volonté du fleuve.

 

 

 

Reportage réalisé avec le soutien de la fondation du Roi Baudouin