Des saris jaunes et rouges se pressent sur la frêle barque de Salahuddin, et une fois à bord, lui indiquent un amas de tôle et de nattes de bambous, puis contre quelques takas – un euro vaut 99 taka-Salahuddin les y mènent, faisant glisser sa barque sur un entrelacement de rivières et de lacs tout en évitant d’incongrus buissons. Mais dans le sud de Satkhira, les apparences sont trompeuses. Ces lacs sont en réalité des champs submergés par les eaux, les buissons sont des cimes de palmiers et les amas de tôle et de bambous rien d’autre que les derniers vestiges des villages de la plaine.
Cela fait un an déjà que les eaux s’accrochent à ces terres et refusent de les quitter, un an qu’Aïla a tout dévasté. Aïla n’était pourtant pas un cyclone très puissant, mais la marée qui l’a suivi était haute de 4 mètres sur la côte et a brisé plus de 1 400 kilomètres de digues, laissant libre passage aux flots.
Bien que certaines digues aient été reconstruites, celles-ci cèdent à chaque nouvelle marée de pleine lune et bon nombre des rescapés d’Aïla n’ont pu retrouver leurs habitations. Pour les familles chassées par le cyclone et la montée des eaux, il reste peu d’alternatives. Quelques 75 000 personnes ont quitté la région pour tenter leur chance ailleurs dans le nord ou à Dacca, la capitale. Beaucoup d’autres, les plus pauvres, n’ayant pas les ressources nécessaires pour quitter la zone sinistrée, se sont installés sur les digues dans des camps de fortune. Ils seraient 25 000 à vivre dans des abris faits de bâche, de tôle et de bambou, accolés les uns aux autres. Car où d’autre trouver refuge dans un pays où la terre fait cruellement défaut ? Adhir et sa famille n’ont pu que s’installer sur l’étroite bande de terre surélevée formant une digue, avec d’un côté la rivière Kholpetua, de l’autre les terres boueuses et stériles, les huttes englouties : « Avant Aïla, j’avais un tout petit bout de terre, mais cela suffisait, maintenant j’ai tout perdu. J’ai une grande frustration, je ne comprends toujours pas ce qui m’arrive à moi et ma famille. Pourquoi personne ne nous a prévenu de ce qui allait arriver ? » Comme pour les narguer, le fleuve vient de temps à autre grignoter la digue qu’il faut alors s’empresser de colmater avec de la boue tout en priant Allah ou Shiva selon les convictions de chacun. La survie pour ces oubliés est d’autant plus difficile que plus rien ne semble vouloir repousser sur ces terres. Certaines des digues brisées ont permis l’intrusion d’eau salée, stérilisant les sols et les rendant impropres à toute culture. La mort semble régner sur ces paysages encore récemment verdoyants.
Après maintes cyclones, pourquoi ces digues ont-elles cette fois-ci cédé, livrant les villages et les rizières à la furie des eaux? Pour Kushi Kabir, présidente de l’organisation non gouvernementale Nijera Kori -« faisons-le nous-mêmes »– désigner le dérèglement climatique et l’imprévisibilité des cyclones comme responsables reviendrait à nier les effets dévastateurs de l’élevage des crevettes dans la région: « Partout où il y a des fermes pénéicoles, il y a eu des catastrophes. Les digues sont fragilisées car on y creuse des canaux d’irrigation pour mener l’eau salée jusqu’aux bassins d’élevage des crevettes, et ceux-là même qui profitent de la manne financière des crevettes accusent le changement climatique d’être à l’origine des inondations et de la salinisation des sols ». Nijera Kori tente d’organiser les fermiers expropriés et les paysans sans terres pour exiger un retour vers une agriculture de subsistance. Et Kushi Kabir de conclure
« Le réchauffement climatique existe, mais son impact sur l’environnement et la population est surexploité. Beaucoup est dû à la mauvaise gestion d’un environnement fragile.»
Dans la ceinture du golfe du Bengale, les fermes pénéicoles ont en effet peu à peu remplacé les rizières et les cultures. Le mouvement a été amorcé dans les années 80 faisant de cette exploitation le second secteur d’exportation du Bangladesh.
Le réchauffement climatique existe, mais son impact sur l’environnement et la population est surexploité. Beaucoup est dû à la mauvaise gestion d’un environnement fragile.
Kushi Kabir
Pourtant dans la région de Shatkhira, nombreux sont ceux qui, pour nourrir leurs familles, ne jurent plus que sur l’élevage des crevettes. Désormais seule offre de travail de la région, ils dépendent lourdement des fermes d’élevage. Dans le district voisin, celui de Khulna, le son de cloche est différent et la résistance s’est mise en marche. Aujourd’hui est jour d’assemblée pour Bhumiheen Samity – l’association des Sans Terres -. Une personne de l’assemblée désigne les crevettes comme un péril pour la subsistance des familles : « Avant nous pouvions vivre avec les produits récoltés, mais aujourd’hui nous ne dépendons plus que de ces fermes et de ces revenus médiocres et aléatoires » et d’ajouter « le gouvernement ne doit pas permettre l’infiltration d’eau saline dans les terres agricoles, cela tue nos récoltes et fragilise notre environnement. Si Aïla a tout saccagé c’est uniquement à cause de ça ». Aussi, certains dans l’assemblée se plaignent des intimidations subies pour céder leurs terrains à des éleveurs de crevettes, tandis que d’autres avouent avoir vendu à un prix dérisoire lorsque leurs terres sont devenues stériles après contamination saline par les exploitations pénéicoles voisines.
Malgré les dénégations du gouvernement quant aux conséquences néfastes de la culture des crevettes, celui-ci a lancé un programme pour réhabiliter 90 familles, quelques dizaines de baraquements d’aluminium abritent 300 personnes, dans le cadre du projet « Village de Vekotmari ». Sans eau potable, sans électricité, le projet de réhabilitation a un goût amer. Leur représentant Rabiul Islam explique :« Nous avons perdu nos terres à cause des élevages de crevettes qui ont rendu les terres stériles, et on nous a mis là, sans rien, et maintenant pour travailler nous dépendons d’elles.» Peu adaptés ou dérisoires, les projets de réhabilitation du gouvernement font couler de l’encre et du sang, ne sachant où reloger les victimes climatiques et environnementales, les programmes s’avèrent souvent maladroits. Le gouvernement a ainsi déjà pourvu à l’installation de personnes sans terres dans les Hills Tracks, négligeant que cette région était habitée par des minorités ethniques et favorisant ainsi des luttes de territoires.
Globalement, seulement 10% des personnes affectées par Aïla auraient jusqu’ici bénéficié d’une aide du gouvernement ou d’organisations humanitaires. Outre la mauvaise gouvernance, le pays souffre d’une pauvreté extrême qui limite sérieusement les possibilités d’action du gouvernement. Dans ce contexte difficile, les aides à l’adaptation au changement climatique promises lors des derniers accords de Copenhague par les pays industrialisés, les pays plus pollueurs, sont primordiales. Ceux-ci doivent verser aux pays fragilisés 30 milliards de dollars entre 2010 et 2012. En raison de sa forte vulnérabilité aux bouleversements climatiques et au nom de la justice climatique, le Bangladesh prétend à 15 % de cette aide. Reste à espérer que ces « compensations » parviennent effectivement aux millions de personnes nécessiteuses.
Reportage réalisé avec le soutien de la fondation du Roi Baudouin.